“Une situation”

“Une situation”

“Quand vous n’êtes pas capables de réparer un robinet qui fuit, eh bien, votre destin est de vivre avec un robinet qui fuit”.

-Quelle énorme connerie! s’exclama Maurice Constant, quadragénaire
travaillant dans la branche informatique d’une agence immobilière au bord de la faillite située au fin fond de la jungle parisienne. Moi, je sais réparer un robinet, moi! Qu’est-ce qu’on peut sortir comme banalités dans ce monde!

Maurice, las de cette lecture difficile, referma brusquement son livre et le posa -pardon, le jeta un peu à droite sur son bureau, ce qui produisit un
claquement sec, son qui ne manqua pas d’éveiller la morne curiosité de son
voisin de bureau.

-C’était quoi? dit Robert d’un ton lourd mais naïvement imprégné
d’espoir.

-Laisse tomber, rétorqua Maurice sèchement

-D’accord, enchaîna Robert.

Quinquagénaire employé à la lourde tâche de recevoir les appels
téléphoniques d’éventuels sinon inexistants clients, Robert Ternissot
travaillait dans cette entreprise depuis qu’il avait de la mémoire, c’est à dire depuis qu’il avait trente ans. “Peut-être que j’ai de la mémoire depuis mes trente ans parce que c’est l’âge où j’ai arrêté de boire! Ah! Ah!”.

Robert, comme vous le voyez, aimait bien plaisanter sur son alcoolisme, mais comme personne ne l’écoutait, il plaisantait avec lui-même.

Ce dialogue intérieur lui paraissant infiniment triste (et, soyons francs, il l’était).

Robert se sentait gêné. En plus, c’était faux. Robert buvait toujours autant, voire plus, seulement il buvait en cachette, comme honteux de trahir ses propres vannes et donc sa propre conscience.

Alors, peut-être pour ne plus vivre avec le remords d’avoir continué à boire, il se tuait lentement mais sûrement en buvant chaque soir.

Chaque fois qu’il avait l’occasion de très grandes doses de vodka bas de gamme qu’il achetait religieusement tous les soirs dans la supérette à côté d’un HLM délabré et abritant très probablement quelque obscur gang ou une secte sacrifiant des oursons orphelins.

Il achetait son liquide vital avec toujours le même sentiment de honte et de regret, liquide dont il tenait toujours une bouteille sur lui, même lors des réunions d’entreprises les plus cruciales.

Mais revenons en à Maurice.

Maurice, lui, était tombé dans cette boite par dépit. En effet, fort d’un bac
STMG sans mention obtenu dans un lycée de zone et diplômé sans éloge
dans une fac de secteur. Maurice avait tout pour peu réussir. Très exigeant au début, il se rendit vite compte que non, ce n’est peut-être pas la faute de l’employeur s’il était refusé dans 14 entreprises différentes. Alors, comme je l’ai dit, il se tourna désespérément vers Best Appart’, seule entreprises ayant des exigences assez basses pour l’accepter.

Mais bon, après tout, qu’est-ce qu’il pouvait y faire, Maurice? Il se dit que ce n’était pas si mal, et se convainquit qu’à la fin ce n’était pas sa faute s’il n’avait pas été employé.

Après tout si ces derniers voulaient de lui, c’est qu’il avait un talent que les
autres recruteurs n’avaient pas eu la sagesse de percevoir.
Maintenant, il était coincé dans ce décor gris, parfois orné de petits cactus
que les employés les plus originaux mettaient sur leurs bureaux pour avoir
l’air open ou dynamic. A vrai dire, l’entreprise ne comptait que quelques
membres, une douzaine tout au plus, pourtant Maurice n’en connaissait que trois: Robert, l’inutile et inintéressant voisin de bureau, Henry, fougueux et passionné par cette entreprise éteinte, et Séline, insupportable secrétaire dont la seule originalité résidait dans la première lettre de son prénom.

Maurice, trop ennuyé à la vue de toute cette inutilité, préféra faire tout sauf
travailler. Il essaya de penser à un film qui lui aurait plu récemment, mais il ne regardait pas de film. Il essaya de penser à une rencontre plaisante qu’il aurait fait récemment, mais il ne voyait plus personne sinon ses désagréables collègues de bureau. Il essaya de penser à quelque chose qu’il aurait acheté il y a peu de temps et qui lui aurait fait dire: “Ah! Ça, c’est ce qu’on appelle un bon achat!”, mais il n’achetait plus rien d’intéressant depuis belle lurette.

Par exclusion et par dépit, Maurice revint sur la phrase qui l’avait tant énervé.

“Si je suis vraiment obligé…” justifia Maurice.

Il balaya des yeux son bureau, comme s’il espérait que le livre ait disparu,
englouti dans les tréfonds de la quatrième dimension. Malheureusement, le
livre était toujours là où il l’avait jeté.
Ce livre qui l’insupportait, d’ailleurs, n’était même pas à lui. Il l’avait retrouvé dans une boîte d’échange de livres reconvertie en dépôt de drogues ou lieu de rendez-vous de toute action louche qui se respecterait un tant soit peu.

Le livre était vieux, rien de nouveau pour une boîte de lecture, les pages d’un jaunâtre détestable, la texture ruvide, irritante au toucher.

Le livre s’appelait Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. Maurice ne savait pas pourquoi il avait ramassé ce livre qu’il sauvait sans le savoir de l’autodafé que les jeunes faisaient subir à tout livre ayant eu l’impertinence de se retrouver dans la boîte à livres: il n’aimait ni le zen -il ne savait pas ce que c’était- ni les motocyclettes. C’était vraiment l’ennui morbide, lancinant dans sa normalité qui l’avait fait sortir de sa vie vide de stimulations. Au fond, il espérait peut-être trouver dans ce livre mystérieux une vérité mystérieuse pouvant le sortir de cette situation.

Malheureusement, il n’avait trouvé qu’un livre aux citations banales, comme celle reportée au début.
Il relit nonchalamment la phrase, et, soudain, il eut peur.
C’était une peur féroce, sordide et pourtant évanescente qui s’emparait de
chaque parcelle de son corps, le retranchant aux confins de sa mauvaise foi.

Car oui, Maurice expérimentait ce qu’on appelle “la prison de la conscience”, et pour se libérer, il devait rendre compte à soi même.
Bloqué dans les anfractuosités sinueuses de sa cervelle, Maurice ne put
s’empêcher de remarquer qu’il faisait sombre, que ça puait, et que la chambre était franchement vide. “Mais qu’est-ce que je fous là?!” beugla-t-il
sauvagement, en quête de réponse. Malheureusement, se trouvant dans son cerveau, il ne criait pas vraiment. Ainsi chaque appel au secours était un “au secours!” crié au vent. Les plus romantiques diraient qu’il criait à soi-même.

“Bon, et merde” dit morosement Maurice, désormais résolu à rester
indéfiniment dans cette sordide cellule. Il s’assit tout au coin, recroquevilla
ses jambes, et se mit en train de bouder.
“C’est pas ma faute si j’ai tout raté” disait-il.
“C’est pas ma faute si je suis malheureux” proclamait-il.
“C’est juste pas ma faute” concluait-il.

Sans doute ne le savait-il pas, mais il doutait. Après tout, Maurice n’était pas totalement stupide, il se rendait compte que si les choses allaient mal, il devait donc avoir forcément à voir avec tout ce qui lui arrivait.

Comme il aurait fait devant un psychanalyste, il pleura. Les pleurs cessèrent bien vite, car il se rendit compte qu’il avait l’air ridicule, même au sein de son propre crâne.

Tout d’abord, il haïssait son prénom. Maurice… Maurice… Comment faire
plus vieux et désuet que “Maurice”? se demandait-il. La laideur de son
prénom l’exaspérait, et si au moins il avait eu un nom de famille ayant de la carrure, il aurait été heureux, mais ce n’était pas le cas.

D’abord “Maurice”,avec sa racine en “mau” signifiant le mal, et puis “Constant”, comme s’il était incapable de changer quoi que ce soit, comme s’il était prédestiné à rester constant, toute sa vie, à l’infini, il serait Constant.

Une ligne droite, insipide et vide du moindre intérêt.

Maurice, accablé de cette injustice, se résignait à dire que tous ses insuccès venaient des ses noms.

Retranché dans son fatalisme, c’est à la fin assez confortable de se dire que notre vie est un échec car quelque chose nous le prédestine. Or, Maurice se posa la vraie question: “Qu’est-ce qui me prédestine? Mon prénom? Mon nom? Sérieusement?
Prédestiné par un nom? Voué à l’échec par un prénom? Mais qu’est-ce que
c’est que cette absurdité?!”. Enfin il s’en était rendu compte, la moitié du
chemin avait dès à présent été parcourue.

Or, la suite n’en fut que plus dure. D’accord, son prénom n’était pour rien
dans son insuccès. Mais alors, ça devait être la faute de ses parents, ou de son éducation, ou de son école, ou de ses mauvais amis? Oui, Maurice avait peur de s’étiqueter de “faible”.

Après réflexion, il se rendit en effet compte que chaque mauvais choix qu’il avait fait lorsqu’il était jeune et qui avait été dicté
par un facteur autre que lui-même aurait pu être évité par sa volonté. Cela lui fit mal, car il avait trop peur de se rendre à l’évidence : il était devenu le lâche qu’il avait peur d’être.
L’inaction l’avait fait tomber dans une folie sourde et muette, qu’il n’osait par remettre en question de peur de décevoir ses amis ou de peur de faire un effort.

Toute ces situations avaient justifié son inaction par la peur de ne pas
réussir, par la peur de ne pas savoir faire ce qu’il croyait devoir faire; mais
quand il se rendit compte que toute action avait une chance d’entraîner une victoire et une perte, il comprit que sa crainte du changement était
franchement ridicule.

Il s’était regardé en face et, il savait enfin qui il était. Il ne lui restait qu’un tout petit pas à accomplir: son futur.

Après tout, n’était-il pas bloqué dans ce boulot terne et vide de vivacité pour le restant de ses jours? Qu’aurait bien pu le sauver? Encore une fois, il
regarda derrière lui pour trouver une vérité qu’il avait oubliée depuis très
longtemps. Jeune, Maurice aimait écrire. Il écrivait des bagatelles, certes, mais il les aimait. Les aimerait-il encore?…

Maurice sursauta et tonna un immense gloussement qui ne manqua pas de le renverser de la chaise sur laquelle il s’était endormi. Il avait sous les yeux le même livre, il lisait toujours la même phrase:

“Quand vous n’êtes pas capables de réparer un robinet qui fuit, eh bien, votre destin est de vivre avec un robinet qui fuit”.

-C’était quoi? demanda inlassablement Robert, se penchant pour voir
ce qu’il s’était passé.

-Ce n’était… vraiment pas quelque chose de commun. Ecoute, Fais
moi boire un coup ce soir et peut être je saurai te décrire ce qu’il s’est passé.

-Pardon? demanda incrédule le collègue. Non… C’est d’accord. Ce
soir, c’est moi qui offre!

Le regard complice, Maurice se remit au travail. Maintenant, il savait quoi
faire.

par Andrea Bazzoli

Illustration de Emilie de Cidrac